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SOCIÉTÉ 04/01/2011 À 00H00

Le Grand Paris loupe la correspondance GRAND ANGLE Arc de la région ou Double Boucle de l’Etat ? Organisée en dépit du bon sens, la bataille pour le transport en Ile-de-France reste acharnée. Dernier rebondissement : les architectes s’en mêlent. 2 réactions Par SIBYLLE VINCENDON

Rame de RER à Auber. Bondée, comme souvent. (© AFP Patrick Kovarik)



Depuis le 30 septembre se déroule en Ile-de-France une bizarrerie administrative : deux débats publics, tenus en parallèle, sur deux projets de métro concurrents. L’un, le métro Grand Paris, dit aussi «Double Boucle» ou «Grand Huit», est défendu par le gouvernement. L’autre, Arc Express, par la région. Droite contre gauche, en somme. Près de quatre-vingts réunions sont en cours jusqu’à fin janvier, meetings où la population est invitée à venir donner son avis sur l’un ou l’autre de ces projets, destinés à permettre d’aller de banlieue à banlieue sans passer par Paris. Naturellement, dans la salle comme à la tribune, tout le monde sait qu’à l’arrivée, il n’y aura qu’une seule réalisation. D’où l’étrangeté de la situation. La Commission nationale du débat public, qui en a vu d’autres côté dossiers épineux, n’avait encore jamais vécu affaire aussi grotesque.




A l’origine de ce pataquès, une brutalité et un entêtement. Le brutal, c’est Christian Blanc, encore secrétaire d’Etat au Développement de la région capitale au printemps 2010. C’est lui qui élabore, en chambre, la loi Grand Paris, texte qui s’assoit sans complexe sur la décentralisation. L’Etat construira une double boucle de 150 kilomètres de métro automatique souterrain autour de la capitale, en dirigeant le chantier via la Société du Grand Paris (SGP). Environ 23 milliards d’euros d’investissement, à emprunter pour l’essentiel. Le préfet de région pilotera par ailleurs l’urbanisation autour des gares. C’est le retour de l’Etat aménageur époque général De Gaulle. Les élus sont snobés, le Syndicat des transports d’Ile-de-France (Stif) écarté d’autorité. La loi prévoit en outre que la Commission nationale du débat public sera saisie de la Double Boucle.

Tollé des députés

L’entêté, c’est Jean-Paul Huchon, le président socialiste de la région. Sur les transports, compétence régionale par excellence, il défend son pré carré. Converti sur le tard à l’idée que les déplacements de banlieue à banlieue devenaient une nécessité, il a fait élaborer par le Stif un projet de deux «arcs» de métro automatique, l’un au nord, l’autre au sud, baptisé «Arc Express». Une moitié de rocade. Et pour entériner au plus vite cette idée, il a saisi la Commission nationale du débat public, comme les textes l’y autorisent.

Entre avril et juin, le débat parlementaire sur la loi Grand Paris se passe au plus mal. Un amendement sénatorial propose l’abandon du débat sur Arc Express, ce qui revient à enterrer le projet. Tollé chez les députés, un peu chamboulés par cette agression à la décentralisation. En commission mixte paritaire, députés et sénateurs se mettent d’accord pour la curieuse solution des deux débats publics parallèles.

Qu’importe cet aléa, la Société du Grand Paris démarre le marathon des débats en position de force. Elle a la loi pour elle, 55 réunions au programme (contre 25 pour l’Arc Express), et la volonté gouvernementale. Christian Blanc a certes été obligé de démissionner après une malheureuse affaire de dépenses inconsidérées de cigares, mais le relais a été pris par le centriste Michel Mercier, ministre de l’Aménagement du territoire. Avec la même consigne d’aboutir.

Le 30 septembre, jour du premier débat, Jean-Paul Huchon chauffe l’ambiance. Entouré d’une brochette de présidents de conseils généraux de gauche d’Ile-de-France (Seine-Saint-Denis, Essonne, Val-de-Marne, Seine-et-Marne), il convoque la presse pour défendre Arc Express. Mais aussi son plan pour les transports en Ile-de-France.

Tramways, tram-trains…

De quoi s’agit-il ? D’un vaste programme de réparation des réseaux existants. Il y en a pour 17 milliards d’euros, dont 5 à 6 milliards pour Arc Express. Le reste, c’est la remise à niveau des calamiteuses lignes de RER, les prolongements de lignes de métro, les créations de tramways et de tram-trains, ces nouveaux systèmes capables de rouler sur les deux types de voies. Les collectivités locales ont réuni 12 milliards d’euros. Reste la différence, que Jean-Paul Huchon réclame à cor et à cri depuis des mois à l’Etat. Aussi harangue-t-il l’assistance : «Dans deux heures va débuter le plus grand débat sur une infrastructure de transport. Avec les présidents de conseils généraux, nous sommes défenseurs d’un plan ambitieux sur dix ans : c’est le fameux plan de mobilisation !» Grand seigneur, il concède qu’on pourrait «y intégrer des éléments du Grand Huit que le débat aura jugés pertinents».

Mais le plan de mobilisation ne figure pas du tout au programme du débat public. Dans cet exercice normé, les hauts fonctionnaires en retraite qui président appliquent le droit à la virgule près et ne sont pas là pour parler d’une réparation du réseau existant, pas du tout au programme.

Des raisons de râler

Seulement voilà, il y a la salle. Truffée de vrais gens. Au fil des réunions, le scénario est toujours le même. Quelqu’un se lève, prend la parole et dit en substance : c’est gentil vos projets pour 2025 mais ce qu’on veut, c’est une amélioration des transports maintenant. Ils ont de bonnes raisons de râler. Depuis trente ans, les transports d’Ile-de-France, gérés par l’Etat jusqu’en 2005, ont été laissés à l’abandon.

Dans les années 60, les pouvoirs publics ont offert à la région parisienne le Réseau express régional, le RER, et basta. Le matériel, les infrastructures ont vieilli. On parle, à la SNCF, d’un «réseau d’alimentation électrique qui date des années 60». Dès qu’on quitte Paris, l’essentiel des transports collectifs de banlieue est assuré par la SNCF, qui fait rouler 40% des trains français sur ces 10% de réseau ferré national. U n malheur n’arrivant jamais seul, la fréquentation n’a cessé d’augmenter : 27% de voyageurs en plus entre 2000 et 2009 sur la partie SNCF. Sur les deux réseaux, SNCF et RATP, le trafic progresse. D’autant plus qu’au fil du temps, on est allé chercher les voyageurs de plus en plus loin : le Réseau express régional est avant tout un collage de lignes de banlieue qui convergent vers le centre de Paris. Le résultat est là : aujourd’hui le tunnel Châtelet-Gare-du-Nord est au bord de la saturation. Quant à la ligne 13 du métro, elle étouffe sous les trajets banlieue-banlieue qui traversent Paris faute de mieux.

Ces constats reviennent dans les interventions des usagers, nombreux, qui se donnent la peine de perdre une soirée pour assister à ces réunions. «Les organisateurs n’arrivent pas à limiter le débat public aux deux sujets officiels, commente un connaisseur de ces questions. En même temps, le débat public a prouvé son rôle démocratique. Ce qui s’y passe évite le scénario projet contre projet.»

Ce qui se passe dehors aussi, d’ailleurs. Car tandis que les réunions s’égrènent, beaucoup d’acteurs s’agitent. La région bien sûr, mais aussi le Stif ou la SNCF veulent fissurer le dispositif triomphant du métro Grand Paris, porté par la Société du Grand Paris et, discrètement, par la RATP qui trouve son compte dans ce vaste système tout métro. A la SNCF, sommée de se taire au début du processus, on perçoit que le rapport de forces se modifie au fil des semaines : certaines des interventions qu’elle défend, comme la remise à niveau des RER, ou la création de «tangentielles» de tram-train qui feraient le tour de la capitale en moyenne couronne, figurent dans le plan de mobilisation de la région.

Et voilà qu’en novembre intervient un troisième larron. Les dix équipes d’architectes qui avaient participé en 2009 à la consultation internationale sur le Grand Paris, convoquée par Nicolas Sarkozy en personne, ont été regroupées depuis dans un Atelier international du Grand Paris (AIGP). Sans que personne ne leur ait rien demandé, ils ont élaboré leur propre solution de transports pour l’Ile-de-France.

C’est un «scénario» pour un «grand système métropolitain». Leur idée : il faut faire fonctionner tout le réseau comme le métro parisien. On change souvent mais on ne se soucie pas des horaires parce qu’on sait que dans deux, trois ou cinq minutes, il arrivera un train, un tram, un métro. Le réseau est «cadencé» et «maillé», comme disent les techniciens. De plus, les architectes pratiquent la bonne économie ménagère : ils récupèrent toutes les infrastructures existantes, doublent les voies ferrées là où c’est possible (souvent), reprennent les projets lancés par les uns ou les autres et, assez subtilement, des morceaux du métro Grand Paris, une bonne partie d’Arc Express et du plan de mobilisation de la région.

Pourparlers de paix

Leur présentation bouscule tout. Avec le métro Grand Paris et ses 150 kilomètres de double boucle, l’Etat était parti dans un schéma très français, où l’ingénierie crée du neuf sans trop se soucier de l’existant. On a connu ça quand le tout TGV laissait les trains Corail à l’abandon. La Double Boucle est un dispositif «puissant», plaide-t-on à la Société du Grand Paris. Un observateur commente : «Ils acceptent l’idée qu’il y aurait une boucle parfaite et un système existant minable.» Par rapport à l’approche réparatrice des architectes, «c’est une divergence profonde dans l’appréhension du sujet».

La proposition des architectes est un mélange de remise à niveau et de créations de lignes et privilégie le passage en aérien dès que possible. Et c’est elle qui sert de base aux discussions. Depuis qu’il a été nommé ministre de la Ville et du Grand Paris, le 14 novembre, le centriste Maurice Leroy a entrepris des pourparlers de paix. Il réunit régulièrement tous les acteurs en présence pour rechercher un rapprochement entre région et Etat, SNCF et RATP, entre autres. Avec l’idée de combiner l’amélioration de l’existant et le lancement de nouvelles infrastructures. Un vrai travail de centriste. Fin janvier, les deux débats publics arriveront à leur terme. Pas la peine d’attendre les deux rapports des deux commissions du débat public prévus en mars, car aucun des deux projets en concurrence n’aura gagné. C’est le ministre qui présentera dès ce mois-ci sa solution de compromis. Les 15 000 personnes qui ont assisté aux réunions publiques auraient-elles perdu leur temps ? Non. Au bout du compte, ce sont elles qui ont fait bouger les lignes.

Photo Louise Oligny