Economiste et historien, professeur à l'école d'économie de Paris et spécialiste de la fiscalité, Thomas Piketty est l'auteur de travaux sur la répartition des richesses, notamment Les Hauts Revenus en France au XXe siècle (Grasset, 2001). Engagé à gauche, il condamne la politique fiscale mise en place depuis l'élection de Nicolas Sarkozy qui a, selon lui, amplifié les inégalités. Un sentiment partagé par les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, qui, dans Le Président des riches (La Découverte, 2010), dénonçaient " les relations incestueuses entre le pouvoir politique et le monde de l'argent ". Pour y remédier, Thomas Piketty appelle à une révolution fiscale.

Le sentiment d'injustice semble très vif en France. Pourquoi ?

Avec la fin de la croissance, les inégalités liées à la naissance, au patrimoine, à l'héritage, que l'on croyait disparues, ont resurgi et sonné le glas de nos illusions. Pendant les trente glorieuses et jusque dans les années 1970 et 1980, nous pensions être entrés dans une nouvelle phase du capitalisme dans laquelle le capital humain, les qualifications, les compétences, le mérite avaient remplacé la filiation. Un capitalisme sans capitalistes, en quelque sorte, où il n'y avait plus que des salariés et des inégalités très gérables dans l'ordre symbolique : ouvriers et cadres communiaient dans le même esprit du travail et du mérite.

Ce n'était pas le cas, c'était une étape purement transitoire de reconstruction. Au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé et ont donné l'illusion d'un dépassement du capitalisme. Mais nous avons retrouvé le niveau global des patrimoines qui prévalait à la Belle Epoque. Le capitalisme patrimonial s'est reconstitué et, avec lui, nous avons redécouvert que les rendements du patrimoine produisent des inégalités parfois insoutenables parce que très difficiles à justifier. Que pèsent, au niveau individuel, les petits écarts de mérite et de salaire par rapport aux 200 000 euros apportés par les parents de votre conjoint ou par votre plus-value ? L'arbitraire du prix du capital et de son rendement crée des situations qui choquent beaucoup, car elles entrent en conflit direct avec les valeurs méritocratiques qui fondent nos sociétés modernes. Il nous faut repenser sereinement et radicalement la dynamique historique du capital et de la répartition, pour inventer un dépassement plus pacifique et surtout plus durable. C'est l'objet de mes recherches.

Ne sent-on pas aussi une rancoeur envers la génération du baby-boom, considérée comme grande privilégiée des dernières décennies ?

La guerre des âges n'a pas remplacé la guerre des classes. Les inégalités sont extrêmement fortes à l'intérieur de chaque génération. Essayer d'opposer les classes d'âge entre elles est erroné, historiquement et politiquement.

Quel bilan faites-vous du quinquennat de Nicolas Sarkozy ?

Il est globalement et doublement désastreux : pour les finances publiques, et sur le plan de l'augmentation des inégalités fiscales et sociales. Si on regarde les faits de façon froide, que constate-t-on ? Que les deux principaux impôts touchant les plus aisés, l'ISF et les droits de succession, ont été fortement réduits entre 2007 et 2012. Dilapider ainsi des milliards d'euros d'argent public alors que les caisses de l'Etat sont vides, que le pouvoir d'achat de la plupart des Français stagne et que les patrimoines se portent historiquement très bien, c'est vraiment le sommet de l'irresponsabilité budgétaire.

Pensez-vous que les Français aient conscience de l'iniquité de la politique fiscale ?

Ils attribuent probablement d'abord l'augmentation des inégalités à la mondialisation. Ils observent ceux qui peuvent placer leur argent partout dans le monde, ceux qui bénéficient de la prospérité des grandes multinationales. Face à cela, il y a une sorte de résignation. Mais le sujet de la justice fiscale a monté ces dernières années, notamment parce que, pour la première fois, nous avons un gouvernement totalement décomplexé par rapport à l'argent.

Est-ce inédit ?

J'ai eu le sentiment que, pour la première fois sous la Ve République, nous avons affaire à une droite prête à tout bazarder, y compris l'impôt progressif mis en place en 1914... On cherche à le faire oublier mais, en 2007, Sarkozy se situait explicitement dans le sillage de Bush et de Berlusconi. Le rétropédalage est ensuite forcément très difficile. Sur beaucoup de points, on n'y arrive pas.

Pensez-vous, par exemple, à la façon dont on a supprimé le bouclier fiscal (qui limite à 50 % le seuil d'imposition) ?

A cela et au reste. Tout le monde aurait compris et accepté qu'on supprime le bouclier fiscal et qu'on utilise les 600 millions d'euros obtenus pour combler les déficits. Mais on les a utilisés pour réduire l'impôt sur la fortune et laisser filer plus de 2 milliards ! L'ISF a été divisé par plus de deux, ce n'est plus qu'un impôt croupion. Le taux d'imposition sur les patrimoines supérieurs à 17 millions est passé de 1,8 % à 0,5 %. Ce n'est pas une baisse d'impôt, c'est un démantèlement ! Aujourd'hui, à Paris, même des personnes qui gagnent très bien leur vie et qui, par bonheur, arrivent à acheter un appartement de 1 million d'euros, sont endettées jusqu'à 70 ans. Elles aimeraient sans doute bien payer l'ISF. Mais le pouvoir en place leur explique que ceux qu'il veut aider sont bien plus riches qu'eux...

J'ajoute que la quasi-suppression de la déclaration de fortune est un contresens historique. Pour réguler le capitalisme financier et lutter contre les paradis fiscaux, il est utile de connaître chaque année les patrimoines et les portefeuilles évalués au prix de marché. L'ISF est un impôt beaucoup plus moderne et adapté au XXIe siècle que les vieilles taxes foncières qui tiennent lieu d'impôt sur le patrimoine dans beaucoup de pays et qui, en France aussi, pèsent beaucoup plus lourd que l'ISF.

La France est-elle le pays le plus injuste fiscalement ?

La France n'est pas le plus mauvais élève. Mais il y a une mystification. On essaie de faire croire qu'elle taxe ses riches à la limite de la rupture. C'est faux. Historiquement, la France n'a jamais été très redistributive. Au cours des années 1950, 1960 et 1970, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont taxé les successions et les plus hauts revenus à 80 % et 90 % au sommet de la hiérarchie. Et le plus haut taux d'imposition sur les successions aux Etats-Unis reste à 50 %. En France, il n'a jamais dépassé 45 %.

En outre, les patrimoines et leurs revenus échappent très facilement à l'impôt de droit commun. La France est de ce fait un quasi-paradis fiscal. La totalité des revenus du patrimoine (dividendes, intérêts, revenus fonciers, etc.) soumis au barème progressif de l'impôt sur le revenu représente chaque année à peine 20 milliards d'euros. C'est moins que les allocations chômage (30 milliards). Pense-t-on sérieusement qu'il y a en France moins de richesse immobilière et financière que de revenus de remplacement pour les chômeurs ?

Tous impôts confondus, les classes populaires paient en France entre 40 % et 45 % d'impôts par mois, les classes moyennes de 45 % à 50%, et les 1 % appartenant aux très aisés... environ 30 %.

Dans les 23 pays que nous avons étudiés, les années 1990 et 2000 ont été marquées par une sorte de sécession des plus riches, par l'apparition d'une sorte d'oligarchie financière hors de tout contrôle. La France, dans ce panorama, n'est pas le pays où les inégalités ont le plus progressé. Mais elle est clairement l'un des pays où la sécession fiscale est la plus complète, avec un impôt sur le revenu en voie de disparition et qui n'a plus de " progressif " que le nom.

Comment définissez-vous la richesse ?

La définition statistique est sans doute imparfaite mais permet de fixer les idées. Si l'on se concentre sur les personnes adultes ayant un emploi, les classes populaires correspondent aux 50 % de Français aux revenus les plus bas (de 1 000 à 2 200 euros de revenu brut mensuel individuel) et les classes moyennes aux 40 % suivants (2 300 à 5 100 euros de revenu brut mensuel individuel). Appartiennent aux classes aisées les 10 % de la population aux revenus les plus élevés (au-delà de 5 200 euros), et aux très aisées le 1 % disposant de 14 000 euros par mois de revenu brut individuel.

Vous dites que le capitalisme patrimonial s'est reconstitué, mais la Bourse s'effondre depuis la crise de 2008. Les plus riches sont-ils si bien lotis ?

Dans leur ensemble, oui. La masse totale des patrimoines - détenus en majorité par les Français les plus riches -, même si elle a légèrement baissé en 2008-2009, s'établit à près de 10 000 milliards d'euros. L'équivalent de six ou sept années de revenu national. Il faut remonter un siècle en arrière pour trouver ce niveau. Et c'est plutôt une bonne chose ! On a besoin de capital. Je n'ai aucune nostalgie pour les années 1950 et la période de reconstruction, où les Français étaient plus pauvres. Simplement, dans un tel contexte de prospérité patrimoniale, il faut consacrer toutes les marges de manoeuvre disponibles à ceux qui n'ont que leur travail pour vivre.

Que vous inspire cette épidémie d'ultrariches réclamant d'être davantage taxés ?

J'ai le sentiment que leur démarche consiste à se donner bonne conscience à peu de frais. Ces personnalités se gardent bien de dire combien elles paient d'impôts, par exemple en montrant l'évolution de leurs déclarations d'ISF sous le sarkozysme...

Faut-il moins taxer le travail ?

Dans un pays qui n'a pas suffisamment d'emplois, on ne peut pas, en effet, avoir des cotisations sociales aussi élevées sur le travail. C 'est idiot. Mais la TVA sociale - qui consisterait à diminuer les cotisations patronales et à augmenter la TVA pour financer la protection sociale - est une réponse du passé. L'impôt sur la consommation est aveugle dans sa répartition. Il est impossible à cibler socialement, et lorsqu'on essaie de le faire, typiquement avec des taux réduits sur certains produits, on crée des problèmes pires que ceux que l'on prétendait régler. On l'a vu avec la TVA à taux réduit sur la restauration ou sur les parcs à thèmes ! Il serait beaucoup plus juste et efficace de transférer les cotisations sociales sur le nouvel impôt sur le revenu, qui sera comme une CSG avec un barème progressif.

Dans une économie de plus en plus financière et mondialisée, la France peut-elle, seule, corriger ces injustices ?

Il ne faut pas utiliser cet argument comme une excuse pour ne rien faire. Aucune contrainte internationale n'oblige la France à conserver un impôt sur le revenu aussi mité et archaïque. Cette réforme est à notre main et permettra de colmater les brèches, de rétablir un minimum de justice. Cela dit, la France ne peut pas tout faire toute seule. Elle n'a pas la bonne taille pour réguler le capitalisme patrimonial et mondialisé. Il nous faut marcher sur deux jambes : nationale et européenne.

Au niveau européen, qu'est-ce qui s'impose ?

Si nous ne mettons pas en place un impôt sur les sociétés (IS) européen, nous n'aurons plus d'IS dans dix ans. Ce sera 0 % partout car, en matière fiscale, lorsque l'on n'a pas de programme précis et chiffré avant les élections, la ligne de plus grande pente, c'est de se laisser porter par la concurrence et d'en rajouter sans cesse. On l'a constaté à droite comme à gauche.

Propos recueillis par Claire Gatinois et Claire Guélaud

Thomas Piketty. Son livre Pour une révolution fiscale (Seuil, 133 p., 12,50 ¤), co-écrit avec les économistes Camille Landais et Emmanuel Saez, est en accès libre sur www. revolutionfiscale.fr

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