L’HUMANITÉ DES DÉBATS 28 février 2014
L’HUMANITÉ DES DÉBATS Belle et dense, la ville peut-elle rester populaire ?
L’HUMANITÉ DES DÉBATS Belle et dense, la ville peut-elle rester populaire ? « La densité urbaine n’existe pas, mais pose la question du projet pour la ville que l’on souhaite » ANTOINE PICON, PROFESSEUR D’HISTOIRE DE L’ARCHITECTURE ET DES TECHNOLOGIES À L’UNIVERSITÉ DE HARVARD.
Il y a en France une conviction plus ou moins ancrée chez les élites politiques, administratives et intellectuelles selon laquelle la ville dense est infiniment supérieure à la ville diffuse. Cela pour plusieurs raisons : la ville dense serait plus propice à la diversité sociale et culturelle. Elle serait plus économe en énergie. Elle serait enfin plus belle.
Ce discours a au moins un siècle d’histoire en France. Il commence avec la découverte effrayée de la banlieue, à la fin du XIXe siècle. Sa population double dans le cas parisien entre 1886 et 1911. On pense aussi à ce président de conseil, coincé dans des embouteillages, qui découvre l’horreur pavillonnaire. Ce sera l’un des facteurs de lancement des premiers plans de développement de Paris. Lorsque Eugène Sue écrit les Mystères de Paris, dans les années 1840, les endroits horribles et problématiques sont les quartiers hypercentraux.
Peu à peu, la banlieue va remplacer la ville centre comme l’espace dangereux, comme le nouvel espace incontrôlable. Cette pensée est renforcée, à l’après-guerre, par le refus de l’individualisme et du refus du modèle américain de la ville étalée.
« À l’ère du numérique, ne faudrait-il pas aussi penser la densité dans l’espace numérique, penser la densité du côté des atomes et des bits ? »
La faible densité est devenue synonyme d’égoïsme, de banalisation fondée sur l’acceptation passive de modes de vie liés au triomphe de la société de consommation et de la mondialisation, de logiques de ségrégation sociale. Le discours sur les pathologies du pavillonnaire s’est vu renforcé par la mise en évidence d’un vote Front national dans les zones les moins denses des grandes agglomérations, comme le montrent les travaux sur la cartographie des votes de l’extrême droite, menés par Jacques Lévy et son équipe.
Mais il faut se défier des convictions où le poids de l’histoire a tant de place qu’il tend à occulter certaines caractéristiques du présent. La notion de densité n’est pas univoque. Parlet-on de nombre d’habitants au kilomètre carré ou de densité du bâti ? Ce n’est pas la même chose. Les zones pavillonnaires peuvent être plus denses que des ensembles d’habitat collectif en termes de nombre d’habitants au kilomètre carré.
Il faut aussi se méfier des effets de nostalgie. On a tous en tête des scènes du Venise de Canaletto ou du Paris de l’Ancien Régime, avec une densité sociale et humaine étonnante, dont seules certaines villes du Sud-Est, comme Hong Kong ou New Delhi, donnent encore l’exemple. Dans ces villes, des habitants aux conditions sociales extrêmement différentes cohabitaient spatialement, certes, mais restaient extrêmement ségrégués socialement. Lévi-Strauss faisait l’hypothèse que l’Inde avait inventé le système des castes pour permettre de vivre cette densité. Cette altérité méprisée serait une manière de libérer symboliquement l’espace.
La densité peut renforcer la ségrégation sociale. Aujourd’hui, les échanges physiques ne sont plus qu’une partie du problème. À l’ère du numérique, ne faudrait-il pas aussi penser la densité dans l’espace numérique, penser la densité du côté des atomes et des bits ?
En résumé, la densité ne constitue ni un facteur objectif ni une donnée naturelle. Elle relève plutôt des catégories de l’imaginaire. Il ne peut y avoir de la densité que comme un projet. Il s’agit plutôt d’un projet transactionnel, c’est-à-dire un projet d’échange, qui n’est pas forcément un projet spatial. Des populations très dispersées ont connu une très grande intensité des échanges sociaux. C’est le cas par exemple de l’Amérique puritaine du XVIIe siècle ou, plus près de nous, de certaines cités-jardins. Quand on invoque la densité, on fait aussi référence souvent à un éventail de conditions sociales. Mais, là encore, se mélanger, pour quoi faire ? La question de la densité renvoie une nouvelle fois à la question du projet pour la ville que l’on souhaite. Il est aussi important de ne pas raisonner zone par zone. L’un des problèmes de la ville dense, aujourd’hui, c’est qu’elle tend à rejeter toute une série de fonctions à la périphérie. Vit-on dans une ville durable dans le 2e arrondissement de Paris, quand tant de salariés ou de prestataires ont besoin de venir de si loin pour proposer leurs services ?
Enfin, la densité doit aussi être un projet esthétique, sinon elle n’a pas de sens. L’esthétique, ce n’est pas le joli. C’est d’abord le système qui prescrit, comme l’écrit Jacques Rancière, les limites pour chacun du visible et de l’invisible. Elle renvoie d’autre part à la possibilité de partager des significations, à créer un projet collectif. Les frontières du visible et de l’invisible changent avec le numérique. Partager des significations n’a jamais été aussi urgent.
L’HUMANITÉ DES DÉBATS « Rénover sans gentrifier, un enjeu stratégique pour refaire de Paris une ville populaire » IAN BROSSAT, PRÉSIDENT DU GROUPE PCF-PG AU CONSEIL DE PARIS (PCF). La question serait plutôt de savoir à qui appartient la ville ? Qui décide de la construction de la ville ? Soit c’est le marché, et le sort de la ville est scellé : cela signifie que les classes populaires en seront définitivement exclues. Soit le politique reprend le dessus, et c’est alors une course de vitesse qui s’engage et qu’il faut se donner les moyens de gagner.
À Paris, nous voyons bien à quel point les logiques de marché influent depuis des dizaines d’années sur la construction de la ville, malgré les efforts importants de la municipalité de gauche depuis 2001 pour en limiter leurs effets. La flambée immobilière à laquelle nous sommes confrontés provoque des difficultés en cascade. D’abord, des difficultés de logement énormes pour de nombreux habitants. Je le constate chaque semaine dans ma permanence en mairie du 18e arrondissement.
Les prix de l’immobilier engendrent aussi des conséquences négatives pour le développement économique, comme l’a confirmé une étude récente du ministère des Finances. Dans nos quartiers, nous voyons bien comment le petit commerce est mis en difficulté par la flambée des loyers et la spéculation immobilière.
« Sur les 50 000 salariés que compte la ville de Paris, un tiers seulement vit dans la capitale. (...) Ceux qui font tourner la ville doivent pouvoir y résider. »
La flambée immobilière a enfin un effet sur l’esprit même de la ville, sur son caractère émancipateur. On aime vivre en ville parce qu’on est en contact avec une forme de mixité sociale. C’est ce qui fait le charme de la vie urbaine. Si nous voulons que l’esprit de la ville demeure, il faut donc se battre pour la mixité sociale. La ville ne doit pas appartenir à une petite minorité de privilégiés. Il faut donc se demander comment la puissance publique peut permettre à Paris d’être une ville populaire. Les efforts déployés depuis 2001 par la gauche parisienne ont permis de rompre enfin avec le déclin démographique de la capitale. Nous avons gagné 125 000 habitants depuis 2001, après en avoir perdu 400 000 entre 1965 et 2000. C’est donc que la politique peut quelque chose. Le fait d’avoir produit 70 000 logements sociaux, d’avoir créé 10 000 places en crèche n’y est pas étranger. Mais il reste encore beaucoup à faire.
C’est d’ailleurs un des sujets clés de la campagne municipale. Sur les 50 000 salariés que compte la ville de Paris, un tiers seulement vit dans la capitale. Quand on regarde les employés de la catégorie C, ils ne sont qu’un quart à y résider. Nous devons créer les conditions pour que les salariés, les ouvriers, les cadres intermédiaires et tous ceux qui créent les richesses de cette ville puissent continuer à y vivre, puissent revenir s’y installer. C’est un enjeu d’efficacité et de performance du service public. Ceux qui font tourner la ville doivent pouvoir y résider.
L’intervention publique, dans ce cadre, est évidemment complexe. Dans un quartier comme la Goutte d’Or, par exemple, on ne peut que se féliciter d’avoir résolu en partie la question de l’habitat insalubre. Il y a deux écueils à éviter : la nostalgie et la naïveté. Je ne suis pas nostalgique des îlots d’insalubrité. Mais je ne suis pas naïf non plus : je vois bien que la transformation de ces quartiers a aussi engendré une hausse de l’immobilier dans le parc privé. Nous devons donc trouver la voie pour rénover sans gentrifier. C’est l’un des enjeux majeurs que nous devrons réussir à traiter pour que Paris soit une ville populaire, mixte, solidaire.
’HUMANITÉ DES DÉBATS « Remodeler les villes en valorisant les pratiques populaires, le travail et le génie des faubourgs » CATHERINE TRICOT, ARCHITECTE URBANISTE, MEMBRE DU FRONT DE GAUCHE THÉMATIQUE VILLE, HABITAT, SOLIDARITÉS TERRITORIALES. Belle, dense et populaire : chacun de ces termes doit être précisé. Il existe des villes hyperdenses et très populaires, comme sur le littoral chinois où s’agglutinent les paysans chinois fraîchement débarqués. À l’inverse, à Paris, les quartiers les plus denses sont parmi les plus chers, à l’instar du quartier de l’Opéra. Le 5e et 7e arrondissements de la capitale sont en revanche très peu denses, malgré des prix extrêmement élevés.
Il n’y a donc pas a priori de corrélation entre les termes belle, dense et populaire. Mais le phénomène de métropolisation transforme les villes. Celles qui apportent davantage d’aménité, de confort, de plaisir, de services sont aussi celles qui connaissent un renchérissement du foncier, une gentrification et une relégation des classes populaires. Pire, les politiques de densification et d’embellissement sont parfois utilisées comme un moyen de chasser les classes populaires, d’améliorer l’entre-soi des classes aisées et d’offrir au marché des territoires qui en ont été soustraits. Voire de s’emparer d’endroits fabuleux occupés par des indésirables. On pense aux politiques de rénovation urbaine de l’Anru, en région parisienne et à Lyon, mais aussi aux démolitions des favelas avec vues imprenables sur la baie de Rio de Janeiro.
Élus, architectes, urbanistes et forces politiques doivent-ils travailler à l’embellissement des villes, à leur densification, si, au final, cela se traduit par de la relégation, par l’accroissement des inégalités ? Cette interrogation, on la retrouve, et c’est légitime, chez les habitants des quartiers populaires en transformation qui se demandent si tout ceci se fait réellement pour eux. Peut-on refuser d’embellir ou d’équiper la ville ? Doit-on reporter cette question aux calendes du grand changement social ?
Je ne crois pas que la ville belle et dense soit le nouvel Utopia, et qu’elle fera le bonheur du peuple. Mais si on pense que c’est dans les grandes métropoles que s’invente le monde de demain, ce monde dépendra, dans sa forme et dans son contenu, du maintien ou non des catégories populaires dans ces aires urbaines.
Pour que la ville belle et dense reste populaire, il faudra bien maîtriser le foncier. Cela nécessitera aussi de conforter la place du logement social et son financement public, privilégier la participation du citoyen. Mais cette approche économique et politique doit s’accompagner d’une réflexion sur la forme urbaine et architecturale. Une ville populaire, ce n’est pas une ville de pauvres et de nécessiteux, c’est une ville que des pratiques et des cultures populaires ont marquée de leur empreinte. Nous travaillons dans des villes qui ont été populaires ou qui le restent encore. Penser des agglomérations populaires, c’est mettre en valeur cette histoire. (...). La condition de la modernité, c’est de ne pas céder à la facilité des démolitions. Les réhabilitations doivent retrouver l’élan qui souvent présida à la construction des bâtiments et à l’urbanisation des territoires. Quand nous remodelons les villes, nous devons poursuivre le génie de la banlieue et des faubourgs. Grâce au désalignement, à la diversité des formes et des matériaux, il y a de la place pour toutes les pratiques, les origines et les cultures. C’est beaucoup moins vrai avec le bel alignement systématique et homogène de la célèbre rue de Rivoli. L’hétérogénéité est une condition de la ville mixte, ouverte, cosmopolite. La ville populaire est cosmopolite, elle doit être hétérogène.
« La condition de la modernité, c’est de ne pas céder à la facilité des démolitions. (...) L’hétérogénéité est une condition de la ville mixte, ouverte, cosmopolite. »
Construire une ville belle, dense et populaire, cela passe aussi par la valorisation du travail dans tous les sens du terme : le travail des hommes et celui de la matière, l’un et l’autre étant d’ailleurs intimement liés. La ville moderne est souvent synonyme de fluidité, de transparence, de loisirs et de commerce.
Le travail est rejeté dans des zones d’activités sinistres, même quand elles sont propres et plantées comme sur le plateau de Saclay. Or, le travail contemporain a besoin de la ville et de son melting-pot. Il doit être magnifié par la ville et l’architecture. Les corons du Nord ont conservé la trace du savoir-faire des immigrés italiens. Leur culture se lit dans ces frises sur les pignons de briques. Rien d’ostentatoire mais une dignité affirmée. Le pays minier vient d’être classé patrimoine mondial, c’est à eux qu’on le doit. À mille lieux du Louvre Lens, qui ne renvoie que du vide, du lisse, du transparent, où rien n’accroche. Paul Chemetov, dans Paris banlieue, 1919-1939 (1), et récemment encore Rudy Ricciotti dans Regards ont exprimé cette idée : «La seule manière de reconstruire du sens et de retrouver des productions du travail, c’est d’incorporer un gros coefficient de main-d’oeuvre sur le chantier.» Enfin, je crois nécessaire de pousser plus loin l’exigence d’espace public. On a besoin d’espace pour déambuler, voir et se faire voir. Mais tout le monde n’est pas Marcel Proust. Comme le reste, les pratiques ne sont pas universelles. Il faut réfléchir davantage à créer en ville des pratiques populaires partagées. La promenade du chien, la fête et le carnaval, les parties de boules, le jardinage et la mécanique auto sur le parking, le pique-nique et le barbecue, la manifestation, les jeux des enfants, le sport des filles et des garçons, écouter et faire écouter la musique. En renouant avec l’histoire, en valorisant les pratiques populaires et le travail, en faisant place à l’hétérogénéité des références, nous avons des pistes pour fabriquer concrètement des villes où les catégories populaires sont aussi chez elles, et non pas des invitées plus ou moins tolérées.
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