Un texte de Roger Martelli: Remarques sur un appel et… sur la conjoncture
Je reproduis cette contribution que je trouve très opportune en ce moment
uNE
Je trouve que, une fois de plus, Laurent Lévy pose des questions qui doivent être traitées sur le fond. Pour réfléchir avec lui, j’ai envie de partir d’une idée. La situation d’aujourd’hui est ce qu’elle est sur la base d’une défaite (notre défaite à nous, refondateurs, ce qui est un constat : ni une accusation rageuse ni un mea culpa éploré). Une défaite qui se décline en trois volets : le communisme politique ne s’est pas refondé ; la gauche de transformation sociale ne s’est ni culturellement transformée ni politiquement rassemblée dans toutes ses composantes ; la réarticulation du social et du politique (le grand espoir de l’après-1995) ne s’est pas faite, hors l’expérience ponctuelle et un peu atypique de la campagne contre le TCE. Chacune de ces défaites a son histoire, son faisceau complexe d’explications ; les trois se combinent pour dessiner le contour de la conjoncture présente. À partir de là, tout dispositif existant est par nature partiel, contradictoire, insuffisant. Le PCF, à vouloir sauver l’appareil en attendant des jours meilleurs, s’est enfermé dans une impasse mortifère dont les péripéties présidentielles ne sont que le symptôme immédiat. La gauche de transformation sociale s’est atomisée, échec après échec : l’échec des collectifs antilibéraux a conduit à la pluralité des candidatures, au piteux résultat de 2007 et à l’enfermement de la LCR ; l’incapacité à pousser la démarche Politis en 2008 a poussé à la naissance séparée du PG, de Gauche unitaire et, par voie de conséquence, à celle de la Fase. Quant à la rencontre du social et du politique, elle se heurte à la double crispation d’un espace partisan qui craint de perdre son monopole de la représentation politique, et d’un monde syndical et associatif qui redoute d’être instrumentalisé par tel ou tel. Sur chacun des trois volets, on peut critiquer, incriminer, désigner des responsabilités : pour l’instant, rien n’a renversé la logique triplement mise en place. Dès l’instant, tout choix est délicat, aléatoire. L’insertion dans les constructions disponibles (Europe-Écologie, Front de gauche, NPA) est partielle, difficile, avec un risque élevé d’échec et d’inutilité à l’arrivée. S’en abstraire plus ou moins (« plus » en affirmant que l’on est à l’écart, « moins » en disant que l’on participe « sous conditions »…) libère en apparence du temps pour le « fond » : le projet, le raccord social-politique, l’articulation de l’émancipation et de l’anticapitalisme traditionnel. Le problème est que, faute de rapport au politique institué, le travail sur le fond est un peu… un travail sur du vide, juxtaposition de micro-expériences qui peinent à devenir mouvement. Dès lors, le discours peut tendre à être général et l’impact risque d’être limité à des segments politico-sociaux respectables mais limités quantitativement. Les « marxistes » se voulant « dialectiques », ils peuvent s’en tirer en disant qu’ils ne veulent ni d’une voie ni de l’autre, ou qu’ils veulent les deux à la fois. Le problème est que la dialectique sur le papier ne donne pas toujours des résultats pertinents dans la réalité. La gauche en sait quelque chose : le « ni-ni » se prolonge toujours en « un peu un peu » et, à l’arrivée…. c’est le pôle dominant de la contradiction qui domine naturellement. On est content, on a des discours remarquablement équilibrés et balancés ; mais sommes-nous sûrs qu’ils soient compréhensibles par tous ? Nous voulons changer le monde, mais il n’y a qu’un monde ; nous sommes dedans ou nous n’y sommes pas. La société ne se travaille pas sur le seul registre du politique : le syndical, l’associatif, le culturel sont même des lieux stratégiques où se tissent les dynamiques de fond, où se nouent les révolutions en profondeur. Mais si l’on investit le champ politique pour prolonger ces dynamiques, on le fait sans nuances. Pour le subvertir, bien entendu ; mais on ne le subvertit pas en expliquant que l’on y est sans y être. Quand on a la main, on promeut une ligne avec l’espoir qu’elle devienne très vite partagée, on distille un style, on fait passer ses mots et ses formes ; quand on n’a pas la main ou quand on ne l’a plus, on bricole plus ou moins. Quand on a la main, on choisit ce qui est le plus proche de ce que nous voulons ; quand on ne l’a pas, on se raccorde parfois à ce qui en est le moins loin. Nous n’avons pas la main. Malgré nos efforts, l’espace de l’alternative s’est engagé dans des voies qui peuvent être calamiteuses ; c’est dommage pour l’alternative. « Ils » auraient mieux fait de nous écouter, mais pour l’instant c’est comme cela. Dans cet ensemble qui laisse perplexe, je tends à penser que le Front de gauche est ce qui est le moins loin de ce que nous demandons : c’est une convergence, fût-elle limitée ; avec des nuances, elle s’inscrit dans une volonté de rupture ; en même temps, elle garde l’horizon de la majorité transformatrice, elle ne veut pas d’une radicalité courte. Elle est pénalisée par son point de départ : elle est un cartel partisan. Mais beaucoup de celles et ceux qui regardent du côté du Front de gauche, ou qui y participent déjà, en sont conscients et ont plutôt envie de dépasser la limite fondatrice : l’appel récent publié dans l’Huma pour subvertir la forme « cartel » en est un témoignage. Il y a donc, tout à la fois, des éléments de pesanteur et des forces propulsives possibles. Sauf à observer, je ne vois pas d’autre choix raisonnable que de nourrir les forces propulsives, sans tricher. Nous devons avoir la volonté de jouer la carte du Front de gauche, parce que nous ne voulons pas qu’il échoue et que nous savons qu’il peut échouer. Évidemment, une fois que le choix de l’insertion est fait, se pose la question de la manière de le faire vivre, de la manière d’être utile et donc, tout simplement, de la manière dont on est soi-même dans un rassemblement où l’on n’est pas qu’entre soi. Sans doute n’avons-nous pas fini de réfléchir et d’avancer sur ce point, en discutant pour nous-mêmes, ce qui est naturel, sur les bouteilles à moitié vides et les bouteilles à moitié pleines. Il convient toutefois, au préalable, d’être clair pour tout le monde sur le côté vers lequel on se tourne. Le NPA doit faire partie du rassemblement ? Sans doute, mais pour l’instant en tout cas, il fait nationalement tout pour que ce ne soit pas possible. Le Front de gauche peine à être autre chose que le mariage houleux du PG et du PCF ? Peut-être, mais il dit vouloir s’élargir. Un nombre non négligeable de forces disent : « banco » ; les communistes unitaires (je ne parle ici que pour l’ACU), doivent le dire avec eux. Si on va dans cette direction, on n’y va pas du bout des lèvres, en maugréant. On y va pour nourrir les dynamiques, pour faire sauter les verrous, pour ne pas se résoudre à ce que le Front de gauche ne recouvre qu’une part du rassemblement des alternatives. On y va, pour que ce rassemblement, pour l’instant partiel, rompe le cycle de mise à l’écart des catégories populaires ; pour qu’il ne laisse pas sur le bord du chemin, soumises aux sirènes de l’adaptation, les forces critiques qui, en gros, restent perplexes devant la tradition maintenue des héritiers du « mouvement ouvrier » ; pour qu’il soit capable de traiter véritablement les questions les plus cruciales de la ville, de l’égalité des territoires, de la primauté des droits et de tous les droits, de la démocratie en panne, etc. On y va pour ça, mais on y va. Et on assume le passage délicat de la présidentielle. Là encore, il convient que nous restions lucides. La présidentialisation est une calamité ; mais tant qu’elle reste inscrite dans les institutions, la présidentielle sera tenue à juste titre pour l’élection pivot. On peut, dans le discours, chercher à la relativiser, au profit d’autres élections par exemple ; dans les consciences et donc dans les faits, elle sera l’élection de référence. Cette élection cristallise des mouvements collectifs souvent de long souffle ; il n’en reste pas moins qu’elle est la compétition entre des personnalités. Prenons garde, au passage, quand l’histoire est à l’émergence de l’aspiration individuelle à l’autonomie, de ne pas apparaître comme ceux qui opposent l’individu au collectif, alors que nous voulons simplement affirmer la figure de l’individu solidaire contre l’individu concurrent du marché… En tout cas, l’enjeu est assez clair : chaque « camp » (pardonnez-moi ce vocabulaire d’avant-hier…) doit trouver la personnalité capable d’avoir le plus d’impact dans l’électorat mobilisable. Quand une sensibilité politique est assez forte, la personnalité incarnant un rassemblement possible se rapproche de ses rangs. Depuis 2005, était-il possible de faire émerger une personnalité exprimant dans toutes ses dimensions, et de façon inséparable, l’exigence du rassemblement et celle de la novation ? Je crois que c’était possible : nous avions en 2006 la possibilité de choisir entre Clémentine, Patrick et Yves. Le problème est que ce choix n’a pas été fait, y compris dans nos rangs. La « fabrication » de cette personnalité ne s’improvise pas. Elle ne se sort pas de la boîte au dernier moment. Elle se construit dans l’espace politique, en termes explicitement politiques : la « candidature du mouvement social » est à mes yeux, en France en tout cas, un serpent de mer, un véritable mythe. Aujourd’hui, si un rassemblement à la gauche du PS peut éviter la marginalisation, la personnalité de Mélenchon est incontestablement la plus audible. Cela ne fait pas plaisir à tout le monde ? Ce n’était pas une fatalité (Cf. plus haut) ? Sans doute pas. Mais c’est désormais un état de fait : si la gauche de gauche veut éviter un nouveau désastre électoral, elle le fera derrière la bannière présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. Pour que le désastre électoral n’ait pas lieu, a fortiori pour que cette candidature marque significativement l’espace, elle doit incarner une pluralité d’expériences et de sensibilités. De ce point de vue, ne nous illusionnons pas. On peut toujours – on doit toujours – parler de candidature collective ; mais une fois lancée la campagne, c’est le candidat qui est sous le feu de l’attention médiatique et publique. Pour une part, c’est tant mieux : les fortes personnalités ne se musèlent pas. En revanche, la période qui précède la campagne (on y est…) est propice à tous les mouvements qui font qu’une personnalité accepte ou doit accepter de porter des préoccupations, des exigences, des idées qui ne sont pas nécessairement les siennes au départ. En ce qui me concerne, j’ai dit et écrit depuis longtemps que Mélenchon gagnerait à entendre que sa façon de faire vivre la République ne convient pas à tout le monde, que l’on peut être promoteur de la chose publique et du bien commun sans être étatiste et que l’on peut promouvoir la rupture et l’alternative (ce ne seront donc plus les « mêmes » qui gouverneront) sans pour autant s’enkyster dans le « qu’ils s’en aillent tous ! ». Un succès de librairie ne dit pas par avance un résultat électoral, pas plus que la densité militante ne garantit celle du vote final (trois numéros un du PC en ont fait l’expérience). Il est vrai que ce bougre de Mélenchon, qui a une vraie forte personnalité comme on le sait, est à la fois un homme politique attentif et un peu sourdingue quand cela l’arrange. Pour son propre intérêt et pour notre intérêt à tous est donc ouverte la question de savoir comment faire en sorte que, à l’arrivée, il ait entendu ce que nous avons à dire, ce que d’autres auront à dire en 2012. Comment faire ? Cela se discute… Je termine. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas été écoutés que nous avons eu tort. Le parti pris d’un communisme refondé de la cave au grenier, la nécessité d’un pôle politique original rassemblant toutes les facettes et toutes les générations de la critique et de l’alternative sociales pour créer de l’espérance et de la mobilisation populaires, l’articulation à frais nouveaux du social et du politique dans une société ou l’économique, le social, l’institutionnel, l’éthique se recomposent au point de devenir indissociables… Tout cela doit rester notre « marque de fabrique ». Dans l’immédiat, nous la ferons vivre dans un rapport exigeant, donc complexe, avec le Front de gauche. Un échec de celui-ci en 2012 serait lourd de conséquences ; un résultat intéressant serait une porte entrouverte pour des recompositions, de long souffle mais pas trop tardives. Dans cette optique, une candidature Mélenchon est à l’arrivée la plus réaliste dans notre espace tel qu’il est. Encore faut-il qu’elle soit en état d’agréger le plus possible, de repousser le moins possible ; il est de notre responsabilité d’y contribuer.
Roger Martelli
Commentaires fermés